N’est fou ni génie qui veut !
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Répondre à la question : "Les créateurs sont-ils fous ?" implique tout d’abord de lever au moins en partie l’ambiguïté des termes dans lesquels la question est posée.
L’oeuvre géniale excuse la folie
Pour certains, les fous ne seraient que des individus incapables de communiquer à autrui leur réalité, [1] autrui étant de ce fait, incapable d’entendre le langage des déments (ou déclarés tels ). L’incommunicabilité des fous les condamnerait à rester ignorés de leur époque. A preuve, des artistes comme V. van Gogh dont l’oeuvre tant picturale que littéraire n’a été reconnue qu’après son suicide. La folie du peintre attestée tant par ses contacts avec le milieu psychiatrique que par ses comportements déviants est alors releguée au second rang. Elle fait partie intégrante de l’oeuvre, [2] presque comme le prix à payer pour son génie. Ainsi, le comportement extrème de V van Gogh qui, après une dispute avec Gauguin, se tranche l’oreille dans la nuit du 23 décembre 1888, est le prétexte d’une oeuvre : "l’homme à l’oreille coupée". [3]
- L’homme à l’oreille coupée
- L’autoportrait de V. van Gogh est une trace extrème d’une dispute avec Gauguin
Les diverses hypothèses, d’ailleurs, sur la nature exacte de sa folie ne s’accordent que sur une des causes probables de ses troubles : son addiction, comme bien des peintres de son temps, à l’absinthe dont la nocivité n’a été admise que bien après son suicide en 1890 à l’ âge de 37 ans. Tant l’oeuvre du peintre que sa biographie vient alors alimenter la figure mythique crée à l’époque romantique du " fou génial " surhomme solitaire et asocial dont le prototype est sans doute L. van Beethoven. " Les grands esprits vivent près de la folie et en sont séparés par une mince cloison “ [4] exprime une opinion largement répandue qui alimente ce mythe.
Le mythe du génie créateur
A cette ambiguïté sur la personne du sujet créateur s’ajoutent les légendes dont s’ entourent les découvertes petites ou grandes. Ainsi la loi d’Archimède pourtant acceptée depuis longtemps n’ a certainement pas pu être démontrée par le savant dans l’état des techniques de son temps. Pourtant, le cri d’Archimède appartient bien à la légende quelque soit la véracité des conclusions dont il est l’aboutissement.
En fait, ce point de vue sur la créativité humaine est exagérément centré sur la personne du créateur dont l’oeuvre, produit évetuellement mis sur le marché, excuse sa folie. C’ est oublier que la créativité en tant que propriété de l’esprit humain ne se cantonne pas à quelques oeuvres ou créateurs exceptionnels, une élite à laquelle un peintre comme Jericho attribue des talents si divins qu’elle en perdrait la raison. Loin d’être le privilège d’une élite, la créativité se rencontre, au contraire, dans toutes les classes sociales et se manifeste dans des actes les plus insiginifiants au moindre geste, chaque fois que la situation exige les apports de l’imagination.
La réalité commune est un consensus
Mettre en relation folie et créativité humaine, de cette manière, a au moins l’avantage de montrer la difficulté à définir une réalité commune à tout un chacun. Il serait plus juste, non pas de parler d’une réalité existante pour tout le monde à l’extérieur de chacun mais d’un consensus plus ou moins grand établi par des individus communiquant entre eux. De ce point de vue, la folie serait l’état dans lequel certains individus se trouveraient lorsqu’ils ne peuvent pas participer, au moins provisoirement, au consensus sur la réalité établi par autrui. Les sujets créateurs, à la différence des fous, pourraient, eux, trouver avec autrui ce consensus mais, insatisfaits de la réalité commune, en imagineraient une autre, à leurs yeux plus satisfaisante.
Des problèmes : "en avoir ou pas" !
Dans ce contexte, il est nécessaire de préciser le rôle de l’imagination dans une société où les idéaux les plus répandus chez les individus consistent à ne pas "avoir de problèmes". Leur résolution, quand inévitablement ils surgissent, fait l’objet d’une branche de connaissance : le " Problem solving ". Il s’agit d’un processus de la pensée qui se déroule entièrement dans les limites imposées par l’immersion des sujets dans le " fleuve du langage" [5] La solution du ou des problèmes ne remet pas en question les liaisons syntagmatiques entre les éléments des énoncés. Pour acheter du pain chez le boulanger, par exemple, je dois payer en monnaie sonnante et trébuchante. Je dois donc me procurer de l’argent. A proprement parler, acheter du pain dans ces conditions restreint l’intervention de l’imagination au strict minimum nécessaire à la représentation consciente de la réalité.
[6]
- La résolution de problème dans le Symbolique
- Les éléments des organisations signifiantes, solutions de problèmes ne sont liés aux éléments de la réponse que par des relations syntagmatiques
L’imagination en jeu
Si l’immense majorité des problèmes trouvent leur solution dans les limites du savoir existant (obéïssant aux lois régissant l’axe syntagmatique, c’est-à-dire à une grammaire), quelques unes de ces énigmes restent sans solution ou leur solution difficile d’accès [7]. Lorsqu’une plateforme pétrolière prend feu, par exemple, une cellule de crise [8] se met en place pour apporter rapidement des solutions aux problèmes posés par un tel accident. L’incertitude des résultats est suffisante pour stimuler les responsables des secours. Une grande quantité de solutions est exprimée parmi lesquelles certaines trouveront leur application, le plus souvent immédiate. Les acteurs de l’intervention dramatique et urgente imaginant des solutions appropriées sont dans un état de "rêve éveillé ", exprimant des solutions à la crise en puisant à leurs ressources propres par simple connection ou comparaison des solutions entre elles pour adopter celles des solutions les mieux adaptées. Les processus inconscients sont alors ceux du rêve [9] ( Condensation, Déplacement. Figuration) tandis que les intervenants utilisent les ressources du langage pour stimuler leur imagination : ils sont " inspirés ". Au sens propre du terme, ils imaginent la situation à traiter, c’est-à-dire se donnent une représentation imagée de la situation qu’ils peuvent, au besoin, exprimer avec des mots. 2 facons de saisir l’objet entrent en jeu :
.- l’une par la formulatin à l’aide de mots d’ un objet existant de telle sorte que l’objet paraisse "extérieur".
.- l’autre facon de le saisir est de le laisser s’imposer (ou sa représentation à la conscience).
Cet objet apparait notamment quand l’objet extérieur n’est pas satisfaisant ou fait complètement défaut comme dans l’état de crise. Le premier saisissement est métonymique et l’autre métaphorique, l’oscillation de l’ esprit pour saisir un objet defaillant ou métonymique et d’ en représenter un parfait s’ accompagne généralement d’une émotion de jubilation esthétique [10]
Ce fonctionnement est typique du préconscient alors que le sujet imaginant s’oppose à l’appréhension active de la réalité dirigée vers un but. Il s’ accompagne d’une dédifférenciation passagère et consciemment provoquée. Chez le créateur qui reste vigilant au cours de la dissociation-régression, cette dédifférentiation, au contraire de celle du fou, est réversible. Dans cet état de conscience, "l’homme ordinaire ", quant à lui ,ne s’auto-observe pas et laisse échapper ses impressions subjectives sans les exprimer ni les utiliser à quelques fins que ce soit [11]
- La conscience et l’inconscient
- La création fait appel à des processus à la fois conscients et inconscients
- Processus inconscients
- Figuration, condensation et déplacement sont les principaux processus inconscients du rêve
Le génie n’est pas fou
En fait, l’imagination est une des sources à la fois de la créativité et de la folie. Mais elle est chez le créateur une instance particulière d’appréhension de la réalité alors que le fou s’y identifie corps et âme. De même que Van Gogh lors de sa dispute avec Gauguin - ou après - ne parvient pas à réagir au conflit autrement qu’en se mutilant, de même, la folie est l’échec de l’expression sous forme d’un objet satisfaisant pour autrui d’un objet métonymique. Si, malgré sa réaction maladroite, van Gogh parvient tout de même à présenter à autrui son autoportrait, il n’en est pas de même pour d’autres sujets : pour d’autres, ce qui n’a pas pu être inclu dans un système de représentations apparait comme la réalité extérieure elle-même. [12] Lié corps et âme à la réalité extérieure, le sujet vit alors ce que la psychiatrie appelle, une "hallucination" ou un " accident psychotique ".
- Les éléments forclos du symbolique réapparaissent dans le Réel : c’ est la psychose
Le créateur, par contre, même s’il vit des manifestations somatiques telles que sentiments d’étrangeté etc, parvient à exprimer cette dédifférenciation. Elle se double, selon Didier Anzieu, [13] d’un fonctionnement séparé du Surmoi, de l’ldéal du Moi et du Moi Idéal. Le sujet créateur se morcèle alors en ses différentes strates d’identifications et régresse à des époques antérieures. La distinction entre le sujet et l’objet, entre intérieur et extérieur, espace et temps, fragment et totalité devient floue. [14] La régression temporelle implique un retour à un état psychique qui a été connu, dans le passé mais, réversible, reste au service du moi.
[1] sans être fous à proprement parler, le Russe Grigori Perelman (Médaille Field 2006) ou Alexander Grothendieck Médaille Field 1966) se retirent de la vie académique après leurs travaux.
[2] dans certains milieux, en particulier, aisés la saine folie est "bien vue" avant qu’elle ne se déclare trop dérangeante avant l’intervention psychiatrique toujours coûteux
[3] Deux universitaires, Rita Wildegans et Hans Kaufmann, dans leur livre " l’Oreille de Van Gogh, Paul Gauguin et le pacte de silence ", affirment que le peintre ne s’est pas coupé l’oreille lui-même, mais que son ami Gauguin, fin escrimeur, l’aurait mutilé d’un coup de sabre
[4] Greats wits are sure to madness near allied And thin partitions do their bound divide.
in : Leonard Woolf, Mein Leben mit Virginia, Frankfurter Vlerlagsantstalt GmbH, Frankfurt/Main, 1988
[5] En terme lacanien dans le Symbolique représenté par le cercle de droite du schéma ci-dessus.
[6] En 1979, Christopher Lasch proposa une interprétation psycho-sociologique des classes moyennes américaines dans son ouvrage "La culture du narcissisme".
[7] Dans certains cas, il est plus économique de refaire des recherches plutôt que d’en trouver les résultats dans l’immensité des connaissances accumulées
[8] encore appelée dans certains milieux anglophiles " Brainstorming "
[9] S. Freud,La Science des rêves, (1900)
[10] encore appelée oscillation métaphoro-métonymique
[11] Didier Anzieu, Le corps de l’oeuvre, Essais psychanalytiques sur le travail créateur, Gallimard, Paris, 1981. P.95
[12] Ce qui est forclos du Symbolique, écrit J. Lacan, réapparait dans le Réel.
[13] Didier Anzieu, Le corps de l’oeuvre, Essais psychanalytiques sur le travail créateur, Gallimard, Paris, 1981, p 100
[14] A Geels. Skapande Mystikk, Plus Ultra, Løberød, 1989. p 191.
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